Pierre-Edmond Péradon, sa vie (5/6)

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Mais la guerre arrive qui va bouleverser le monde radicalement et parachever ce que le premier conflit mondial avait déjà bien amorcé. La fin d'un monde, ou d'une vision du monde, que l'industrialisation du XIX· siècle avait déjà sérieusement battu en brèche, mais qui n'avait pas encore atteint, dans les campa­gnes, le vieux terroir dans lequel les traditions et les paysages ne se modifiaient que très lentement. Et quedire des mentalités! Il n'est que de consulter d' anciennes géographies illustrées de magnifiques photos en héliogravure, noir et blanc, pour se rendre compte de la pérennité des paysages français avant le début de la dernière guerre ...

Le père de Pierre-Edmond est mort en 1936. Nous avons dit précédemment qu'Hélène Clairoy, sa femme, meurt d'un cancer au début de la guerre, en 1941. Il ne lui reste que son fils et sa future belle-fille, Marie-Thérèse, qui n'est encore qu'une camarade de jeu, amoureuse peut-être déjà de Bernard Péradon.

De la guerre, de ses vicissitudes et de son ignominie, nous savons simplement que Péradon en subit les dures conséquences économiques. Il semble que la fortune de la famille se soit dissoute dans ce conflit. comme bien d'autres situations bourgeoises. Dans un de ses recueils il évoque sept hivers sans chauffage, sans bois pour la cheminée ... Citons une réflexion tirée de son cahier 'Contretemps", qui nous donnera le climat mental dans lequel il vécut cette période:

"Avoir fréquenté les coulisses de laguerre guérit de toute illusion historique. On pardonnerait seule­ment tant d'ignominiesà une révolution heureuse. "

Le peintre regarde la vie sans édulcorer ce qui s'offre à son regard.

Et toute guerre se termine un jour. Le commencement de la fin du second conflit mondial allait se jouer en Normandie! Courseulles-sur-Mer se trouvait être un des points cruciaux du débarquement, une des clefs de l'opération "Overlord" ,une des plages où l'armada alliée allait tenter une percée fructueuse qui conduirait à la libération de la France, Caen va alors prendre allure de symbole, Dans le plan Montgomery, la ville est le carrefour des communications et doit protéger sa "tête de pont", comme on dit dans les manuels d'histoire militaire. La conséquence immédiate pour les habitants est un bombardement intensif et un pilonnage de l'artillerie. L'enthousiasme des libérés, soulagés de voir cesser l'occupation allemande, est mitigé par les ruines du bombardement qui haussent le prix payé. La bataille de Normandie se solde bien sûr par une victoire écrasante. Les Allemands ont perdu cinq cent mille hommes dont deux cent dix mille prisonniers. Les pertes alliées peuplent de leurs croix blanches les cimetières de Normandie.

Dans ce formidable carnage mis au point par la folie humaine, alliée à la machinerie la plus évoluée depuis que les hommes se livrent des batailles, les civils comme toujours ne sont pas épargnés. Les plages du débarquement ont subi les pilonnages avant l'attaque. La maison de Péradon, l'ancienne auberge" A la grâce de Dieu", a payé, elle aussi, son tribut. Sa maison n'a plus de fenêtres et une partie des murs est transformée en tas de décombres. Un trait de son humour noir nous en dira plus long que tout discours, quand il écrit en 1947:

"Je changerais volontiers mon espoirde retraite des vieux travailleurs contre la valeur des projectilesde toute nature que l'armée Montgomerya lancés surmoi sans parvenirà me tuer. Mais il ya des prodigalités quine vont pas plus loin que nuire .•

Et que tait Péradon pendant ce débarquement?

Il peint!

Et que peint-il? Le débarquement! Caché dans les dunes qu'il connait si bien pour les avoir parcourues depuis son enfance, et muni de sa boîte d' aquarelliste, l'artiste. rapidement et avec la technique dans laquelle il est maître, saisit mieux que ne l'aurait fait une photo sans âme, le débarquement des hommes, des machines de guerre et du matériel. Je ne sais s'il y eut d'autres peintres qui se livrèrent à ce reportage sur le vit, mais ils ne furent certainement pas légion. Il faut se souvenir que les plages étaient alors rigoureusement interdites d'accès, et de surcroît minées, donc impraticables de fait sinon au risque d'être déchiqueté ou d'être la cible d'un tireur. Mais cela ne semble pas émouvoir Péradon, qui trouve beaucoup plus d'intérêt comme peintreà fixer sur papier le formidable déploiement sur les plages de Courseulles, qui n'avait sans doute pas connu pareil événement depuis les invasions normandes.

Mais les dunes sont interdites et le résultat ne se fait pas attendre. Notre ami est pris pour un espion 1 Rien que ça ! Les militaires ont certainement d'autres chatsà fouetter que d' écouter ses explications, pourtant il parvientà les convaincre de le suivreà son atelier ouvertà tous les vents depuis le bombardement. Les Anglais et les Américains ne peuvent queconstater la bonne fol de Pierre-Edmond etqu'il peint et immortalise les événements pour d'autres raisons que des impératifs stratégiques! De plus, les huiles leur plaisent 1 Certains jours, la maison fait l'objet d'un va-et-vient incessant, chacun vient voir le peintre français. Péradon n'a d'ailleurs pas vraiment son mot à dire. Et c'est ainsi que la plupart de ses aquarelles s'en vont dans les sacoches des armées alliées, et rejoindront plus tard les murs des anciens combattants anglais et américains du débarquement!

Mais, 1994 va être l'année du Cinquantenaire du fameux événement. Péradon y sera à l'honneur, et peut-être alors verrons-nous réapparaître des aquarelles qui feront à nouveau la traversée de !a Manche ou même de l'Atlantique pour témoigner, elles aussi. Pour l'heure, il reste encore en Normandie quelques pièces acquises par les Archives départementales du Calvados, et certaines autres conservées par Marie-Thérèse, la belle-fille du peintre. La vente que celle-ci avait autorisée pour deux cent dix œuvres en 1987, comportait bien entendu quelques fameuses aquarelles que se disputèrent les amateurs.

Péradon, peintre du débarquement ! Le poète et le paysagiste ne laissaient pas supposer un témoin sur le vif. Mais ce n'est pas si sûr. Déjà dans ses peintures de ports normands, il était passé maître dans la saisie des scènes de la vie quotidienne. Les hommes toutà leur labeur, ou engagés dans une conversation, sont peints sans maniérisme, naturels intégrés à la composition sans pose de circonstance. Ils sont là, le peintre les a fixés tout comme le décor dulieu, comme dans cette peinture où l'artiste nous montre le mouvement d'une foule animée, le soir; ou une autre fois, une courseà pied, ou la foule des boulevards parisiens, et bien souvent encore des scènes de quais normands où les marins vaquentà leurs affaires. il n'est donc pas seulement ce peintre de paysages pour lesquels, il est vrai, il a une prédilection. il sait être aussi le peintre des mouvements quotidiens quand ils s'offrentà ses yeux. Et comment alors aurait-il pu ne pas être témoin actif du débarquement, qui lui était tombé sur la tête, au sens littéral!

Mais ce fait est importantà un autre titre. il donneà penser sur le caractère d'un homme qui pouvait être perçu par ses contemporains comme distant, en retrait des agitations humaines. En fait, il n'en a jamais rien été. Si Péradon s'est donné la vie que l'aisance de sa famille et son talent lui permettaient, ce ne fut pas pour fuir les hommes. il s'est seulement consacréà ce qu'il considérait pour lui plus essentiel que tout, les œuvres de l'esprit. Lorsque Montaigne se retire dans sa bibliothèque, il ne le fait que pour mieux parler des hommes. Péradon en écrivant et se laissant envahir par ses paysages affectionnés, ne fuyait rien. Il agissait de l'intérieur et regardait. Et puis, l'artiste n'est pas cet homme que l'on croit dégagé des affaires humaines. S'il se metà l'écart, c'est pour créer dans des conditions plus propices, pour trouver la paix dans un monde qui en offre peu ... Redonnons-lui la parole, pour exprimer le faità sa manière:

"De loin comme de près, j'ai toujours eu le respect de l'homme de base et souhaité que justice lui soit rendue. Mais,au contraire de tant d'autres, c'est de près que je j'ai aimé. La peine qu'il souffre passe de si loin ses manques et ses travers qu'il force d'admiration. Sans compter que le premierà en rire, il atteint la grandeur de l'âme .:

Ces phrases doivent nous instruire et nous détourner d'un contre sens que sans doute n'éviteront pas certains exégètes du débarquement. Sil'artiste, au risque de sa vie - mais sans y penser le moins du monde - a privilégié la peinture et le regard de l'artiste sur un repliement qu'il aurait désapprouvé, ce n'est pas pour la recherche d'un "scoop' si cher à nos médias actuels.

Les paysages qu'il regardait comme enfant qui l'inspiraient comme poète, et le motivèrent ensuite comme peintre, étaient brusquement le théâtre du monde en furie. La guerre et ses déploiementsdeve­naient partie intégrante des lieux que les hommes habitaient,et personne ne pouvait alors y échapper. A une autre époque, Bruegel l'Ancien peignit l'invasion espagnole des Flandres en l'intégrant à desscènes bibliques. Dans sa toile "Le Massacre des innocents" .les costumes sont contemporains du peintre et les soldats sontdes Espagnols du XVI· siècle. Ilest clair que l'intentionrevêt un autre caractère mais elle se fonde sur un même souci. L'artiste n'est pas comme on le croit trop souvent, un homme qui échapperait à son temps et vivrait dans une bulle, épargné par les vicissitudes quotidiennes, imperméable aux événements contemporains, indifférent aux contingences. Sinon, comment pourrait-il être l'homme qui décidede peindre? Car cette décision est en premier lieu celle d'un homme vivant parmi les hommes, dont les talents sont multiples. Le talent n'est pas tout. Encore faut-il qu'il soit au service d'un regard, d'une personnalité, d'une pensée. Et sans doute encore plus vive­ment quand il s'agit de traduire l'émotion plastique engendrée par la vision d'un site ou la magie d'un lieu. Combien de tableaux avons-nous vus qui, s'em­pêtrant dans l'accidentel et privilégiant le détail à l'encontre du plein champ visuel, transforment un paysage en le rétrécissant au niveau d'une scène champêtre, où même alors, l'anecdote se fait banal stéréotype. Nous y reviendrons quand nous aborderons la peinture de Péradon.

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