Pierre-Edmond Péradon, sa vie (4/6)

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On retrouve là encore le poète qui peint avec des mots cette toile que nous pouvons voir. Mais laissons poursuivre le chroniqueur de "Paris-Centre"qui dans ce numéro du 4 mai 1924 déjà cité, continue son portrait en nous parlant de l'envoi de Pierre- Edmond Péradon :

" ... Son envoi. quatre peintures d'églogue: "Villages',.. Premières feuilles', "Les Gerbes', "La Maison grise'. Le Groupese rend acquéreur de cette dernière que nous aurions voulu voir retenue pour le musée.

Oh! ironie des choses, l'étude de notre jeune ami, affectée comme lot pour la tombola, fut gagnée par un de nos compatriotes qui ne s'en montra nullement réjoui. Chalandre s'empressa de l'échanger contre deux de ses gravures. et tout heureux, plaça "La Maison grise" à l'honneur, au mur de son atelier.

C'est que la peinture de notre ami n'est point comprise de tous. Vouloir traduire la nature en poète dédaigneux des procédés ayant l'approbation des foules est chose ingrate.A part la satisfaction que l'artiste et un petit nombre d'amis en retirent, l'ama­teur passe. regardant à peine de telles œuvres dont il ne saisit pas la beauté ..."

Laissons la question en suspens !

C'est en 1925, le 4 avril, que Pierre-Edmond Péradon se marie avec Marcelle Guntz, née en 1892 en Lorraine. lis sont du même âge, et sans doute partagent-ils les mêmes aspirations dans la sphère de l'art. Marcelle est écrivain et publie sous le nom d'Hélène Clairoy, Est-ce la lecture du livre qu'elle avait publié en 1924, sous le beau titre romantique" Le Maître de la joie", chez l'éditeur André Delpeuch, ou est-ce une des expositions de Péradon, qui créa l'occasion de leur rencontre? Nous ne le savons pas. De sa femme, l'artiste nous a laissé un portrait où l'on voit une jeune femme en chapeau cloche et robe claire, telle une élégante des années trente, assise jambes croisées et lisant dans une attitude absorbée. Portrait chargé des symboles de la grâce féminine alliée aux méditatives échappées de l'esprit. Portrait par un peintre poète de celle qui, avant de le connaître, avait déjà choisi la voie, le chemin où elle pouvait rencontrer un homme comme Pierre-Edmond.

Hélène Clairoy mourra d'un cancer pendant la deuxième guerre mondiale. Moins de vingt années de vie commune et une mort qui vient frapper un homme dans sa maturité. Il a alors moins de cinquante ans et son fils Bernard, qui était né le 17 mai 1927, a quatorze ans. Marie-Thérèse Péradon, la belle-fille du peintre, nous a confié qu'il ne se remit jamais vraiment de la mort de cette femme aimée. Son caractère fut toujours égal avec ses proches, mais il devint encore plus discret, retiré, entièrement plongé dans sa peinture et dans i' écriture.

C'est sans doute à partir de la mort de sa femme que Pierre-Edmond Péradon commence à écrire des cahiers dans lesquels il médite en moraliste sur sa vie. Marie-Thérèse, la femme de son fils Bernard, a retrouvé ces cahiers que personne n'avait jamais parcourus. Il en existe peut-être une quarantaine ! Cahiers couverts d'une écriture fine, serrée, et tenus presque au jour le jour. il n'y raconte pas les faits quotidiens. il y réfléchit sur l'existence, sur la vanité, la souffrance, le travail des hommes, les œuvres, la mort. Nous reparlerons de ces cahiers. Ils mériteraient une étude et une publication qui. nous l'espérons, se feront un jour. Du peu que nous en avons lu, leurs lignes valent par leur authenticité et l'acuité du regard. Péradon moraliste? Certainement, mais dans le sens que l'on donnait à ce mot en lisant Montaigne, Vauvenargues ou Fontenelle.

Cueillons une pensée, d'une manière parfaitement aléatoire, dans ce cahier écrit entre 1947 et 1948, intitulé "Contretemps" :

"Si nous attachions autant de prixà r absence de douleur que nous en attachonsà /a douleur (et ce serait raisonnable), 80% (au moins) de nos jours seraient comblés d'une euphorie jubilatoire."

Et cette autre:

"On dit "La vie est quotidienne, et c'est toujours les mêmes gestes, repenser les mêmes pensées" . Voire ! Je tiens que c'est faux. Deux journées ne sauraient se ressembler dans le détail, absolument. Etce n'est pas toutà fait le même être qui tes vit. C'est voir detoit: en marchant trop vite. Avec un peu d'attention, c'est diversité Infinie ."

Quand il écrit ces lignes, l'artiste est âgé de cinquante-cinq ans.1I sait ce qu'il en est de la douleur; celle d'avoir perdu encore jeune sa mère, et plus encore sa femme. Mais le poète et le peintre savent aussi être au cœur de chaque jour, comme se baignant dans un fleuve qui n'est jamais le même. comme le dit la sagesse orientale. Il perdra encore d'autres proches, nous le verrons ...

En 1925, nous retrouvons Pierre-Edmondà Paris. Il expose des paysages, peinturesà l'huile et aquarelles, à la galerie Gerbo, 93, avenue Paul Doumer, du 1 er au 9 février de cette année. C'est la seule exposition dont le carton nous ait été conservé! Car il a très peu exposé en dehors du Groupe nivernais. Paris donc après Nevers, et sans doute Blois en 1922. Il exposeraà nouveau à Paris dans les années trente, sans doute avec la même galerie.

Mais, ce qui marque le peintre est le peu d'intérêt qu'il porteà exposer son travail de son vivant. N'oublions pas qu'il ne veut pas se séparer de ses toiles. Il n'est pas le seul peintre doté de cette curieuse façon! Certains artistes, au contraire, ne peuvent vivre très longtemps avec une œuvre achevée ; comme s'il leur fallait effacer pour repartirà zéro, recommençantà l'infini la même quête que la toile terminée n'accomplit pas. Péradon appartient plutôtà cette autre catégorie pour laquelle l' œuvre est un tout qui ne peut prendre de sens que dans une vision globale, close sur elle-même, mais dans laquelle la dernière répond à la première; comme Je long déroulement d'une histoire racontée qui ne s'achèvequ'avec le dernier mot du dernier chapitre. Il est vrai qu'un poème publié reste toujours sous les yeux du poète, qui n'a qu'à tendre la main pour ouvrir son recueil. Mais une peinture, qu'en reste-t-il une fois qu'elle est partie? Une reproduction n'est qu'un vague ersatz qui ne restitue pas la matière charnelle. Notre époque, vouée à la reproduction, d'aussi belle qualité soit-elle, a modifié les canons de notre regard. Souvent nous ne connaissons les œuvres que par les livres qui nous les représentent. Mais rien, pour certaines, n'en remplacera jamais la vision physique.

Est-ce un orgueil ou une vanité de l'artiste ?

Péradon est à mille lieues de ces critères. Mépris du public? Pas plus. En effet, il envisageait la vente de ses tableaux, mais seulement après sa mort. Une fois qu'il n'aurait plus besoin d'eux. Une fois que l'histoire serait achevée pour lui. Et même la nécessité surgie après la guerre ne le fit pas changer d'avis. D'ailleurs il n'était pas question d'avis, pas plus que d'une facétie ou d'une coquetterie d'original. Il peignait par nécessité intérieure, et la présence physique de son travail se lisait pour lui dans la continuité d'une vie. Il faudra se souvenir de ce trait en regardant les nombreux paysages peints par Péradon, qui dressent comme une géographie particulière du monde qu'il a transcrit pendant presque soixante-dix ans de peinture.

L'artiste vit à Courseulles depuis que son père y a pris sa retraite. La grande maison comporte quinze pièces et peut accueillir plusieurs générations sous son toit. Sa mère est morte en 1928, nous l'avons dit. La maison résonne alors des jeux de son fils Bernard; safemme et son père partagent avec lui les lumières de cette Normandie qu'il va tant et tant célébrer dans sa peinture.

Quelques années certainement d'un bonheur sans égal. Le peintre sillonne ses régions favorites qui sont bien sûr sa Normandie, mais aussi les Alpes, l'Alsace, à quoi s'ajoutent quelques séjours en Provence. Il fait aussi des excursions répétées à Paris. Il eut d'ailleurs un atelier dans la capitale, quai de Tokyo, en 1933-34. Ses nombreuses aquarelles sur Paris mériteraient à elle seules une étude détaillée. Dans celles-cl, il sait traduire avec précision la déambulation poétique d'un amoureux de cette ville, pour qui sait y discerner son visage particulier. Et c'est la Seine bien sûr, dont le cours caresse les quais où accostent les péniches. Quais aujourd'hui sous les voitures

Qui n'a pas rêvé en flânant sur les quais de Paris, ne peut connaître, sans doute, l'âme secrète de cette ville. Mais Péradon s'intéresse aussi au Paris des faubourgs tout proches. Ces espaces frontières entre la ville "tentaculaire" et les campagnes "hallucinées' , comme le disait Emile Verhaeren. Gageons qu'il aurait pu très largement gagner sa vie uniquement avec ses aquarelles de Paris.

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