Pierre-Edmond Péradon, sa vie (3/6)

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Il abandonne de ce fait les études de droit qu'il suivait à Grenoble et se consacre entièrement à sa nouvelle vie: la peinture. N'oublions pas qu'il ne cessera jamais d'écrire des poèmes. Nous verrons également plus tard qu'il est aussi excellent moraliste dans les cahiers qu'il a noircis continûment de son écriture serrée et noble à partir des années quarante et jusqu'à sa mort.

Mais nous n'en sommes pas là. Il est peintre et il voyage beaucoup en France, ce qu'il fera d'ailleurs tout au long de sa vie. Ses régions de prédilection, outre le Nivernais, seront bien sûr la Normandie où il naquit et vécut la plus grande partie de son existence, mais aussi les montagnes des Alpes et les sites vallonnés de l'Alsace. Nous y reviendrons. Péradon sera aussi très grand peintre des villes.

Il faut dès à présent parler de la qualité de son regard, de l'acuité de sa sensibilité, dont nous avons un témoignage laissé par son recueil "Premiers Poèmes" , qui augurait tant de sa vocation future et dans lequel il donne un florilège de pièces consacrées aux villes qu'il a déjà parcourues : Grenoble, Rouen, Marseille, Paris, Lyon, Avignon, Jurcq se voient tour à tour honorées par un poème, ultérieurement par une peinture. Tirons de cette série un poème sur Lyon - où l'encre est encore la couleur de l'âme du poète:

Lyon

Il pleut du ciel des nuages blêmes

sur les monts vierges que t' on pressent,

ouatés de mystère, dormirà l'extrême

des orients, et sur les faubourgs enfumés

que caressent les volutes lentes.

Il pleut du ciel des rayons d'or sur la plaine des toits gris,

et leur tristesse s'édulcore d'un peu de soleil, épinglé

au quatre coins de leurs maisons.

Là-bas, le Rhône, écaille brune aux reptations lentes, très soumis s'ingère en les ponts de brume, qui baillent leurs arches réglées vers l'île. arbre et gravier, qui flotte.

Somptueux poème!

Certains poètes sont en fait des peintres qui ont laplume pour pinceau. Rappelons ici ces vers de Baudelaire que notre artiste aimait et qui, faute d'être peintre lui-même, consacra une grande partie de sa vieà regarder des toiles età en faire la critique. Et sans doute la critique des poètes n'est pas celle des universitaires et historiens de r art. Mais elle puise son inspiration, ses émois et ses enthousiasmes dans le même sulfureux creuset de l'inconscient où les artistes cultivent pour nous, depuis la nuit des temps, les fleurs de l'imaginaire sans lesquelles le monde et la réalité ne seraient pas humains. Et après le Rhône et ses brumes dans la vision de Péradon, comme en écho, écoutons encore ces vers de Baudelaire qui terminent l' "Invitation au voyage" :

Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux

Dont l'humeur est vagabonde:

C'est pour assouvir Ton moindre désir

Qu'ils viennent du bout du monde. Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière, D 'hyacinthe et d'or:

Le monde s'endort

Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. "

De ce dernier vers, Matisse fit le titre d'un tableau célèbre; C' est une autre histoire. Disons queles poètes et les peintres ont toujours été des habitants du même monde. Certains comme Péradon, tout autant que Max Ernst, courtisèrent toujours les deux muses, sans que l'une ou l'autre ne s'en trouve jalouse.

Il est donc peintre. Il est important d' évoquer tout de suite sa situation financière. Pierre-Edmond, nous l'avons dit est issu d'une famille très aisée. Sauf après la guerre de1939-45, il n'aura jamais besoin de gagner sa vie et pourra se consacrer totalement à la peinture sans le souci de vendre, et sans être esclave de commandes. Peut-être sera-t-il plus exigeant avec lui-même que ne l'aurait été un marchand; mais en tout cas, ce ne sont pas les mêmes exigences que s'impose le peintre à lui-même. L'histoire de la peinture abonde de ce couple explosif formé par le peintre et son marchand. Il est vrai que certains peintres n'auraient pu être et s'accomplir sans ce soutien, car la peinture nourrit rarement son homme sans l'aide d'un mécène ou d'un marchand opiniâtre. Croire le contraire engage à de cruelles mésaventures!

Mais le fait est là, Péradon, comme certains autres peintres assez rares - Abel Lauvray en fut un autre exemple - peut peindre sans se préoccuper de vendre. Il ne faut pas entendre ici que la qualité ou l'importance d'une œuvre seraient liées à son issue marchande immédiate, ni que celle-ci nuirait nécessairement au travail de l'artiste. Les choses en ce domaine sont assurément plus compliquées et mystérieuses. Nombre de grands artistes n'auraient pas' produit les plus grandes de leurs œuvres sans la férule d'un marchand tyrannique et sans l'ombre des huissiers sur les marches de leur perron. Mais à l'inverse, certains artistes n'auraient pas créé dans cette ambiance, et peut-être leur talent se serait-il réfugié dans quelque jardin secret dont les clefs, alors, ne nous auraient jamais été données. Il en est des artistes qui œuvrent comme des autres hommes, Les tempéraments, les caractères sont distribués pareillement à tout le lot des mortels. Si Rouault par exemple dut souvent se battre avec son célèbre marchand Vollard il n'est qu'à lire sa correspondanceavec son ami André Suares - l'adversité lui fut sans doute aussi comme le fouet auquel sa nature noble et revêche opposa le travail d'un forçat (je crois qu'il emploie lui même ce mot !).

Gageons que Pierre-Edmond aurait pris un autre chemin, une autre sente dans laquelle son âme de poète aurait trouvé une voie. Pour preuve le revers de fortune qu'il connaît aprèsla dernière guerre. Une grande partie de son œuvre est produite. Il pourrait en vivre, et en vivre bien. Eh bien, non! Il ne veut pas se séparer de ses cartons et de ses aquarelles. Il va donc aller travailler et se souvenir de ses études de droit, en s'occupant de la comptabilité des parcs à huîtres de Courseulles, lui qui n'a jamais eu besoin de gagner sa vie. Il ne veut pas se dessaisir de ses peintures, et à sa belle-fille Marie-Thérèse il dira toujours la même chose jusqu'à sa mort en 1981 :"Si je vends une toile,je ne la verrai plus. Après ma mort, toutes mes huiles et aquarelles seront à toi, tu les vendras, tu n'auras peut-être plus besoin de travailler" .

Mais, la guerre (celle de 14-18) vient de finir, Péradon a fait ses premières expositions en 1919. Pour la première exposition des" Arts du Nivernais", il envoie deux peintures, "Le Moulin" et "Bords dela Seulles",

Les accompagnent deux aquarelles : "Dunes' et "Arbres'" ainsi qu'un camaïeu "Effet de neige au, Montapins". Premiers contacts avec les public, Ses émotions nous restent inconnues, mais nous pouvons penser qu'il était surtout inquiet du jugement de ses pairs, et notamment de celui de Chalandre, son ami.

L'année suivante, il fidélise sa présence en envoyant quatre peintures: "Le Plateau de Fleury-sur-Orne', "Le Tassin", "Le Ciel, le saule et la maison', "Le pont du Vey à Clécy". Il s'agit de paysages de sa Normandie natale,

Il poursuivit sa participation aux manifestations du Groupe nivernais, Redonnons la parole à ce chroniqueur de "Paris-Centre', dont il faudra bien un jour retrouver le nom, et qui complétait son portrait de l'artiste, déjà partiellement repris plus haut, par ces lignes:

"1927, le Groupe reprend le cours de ses destinées, Il dessine l'affiche de la XIIe exposition: affiche qui compte parmi les meilleures qu'édita le Groupe (du Nivernais?) tant par sa simplicité, par sa science murale que par l'heureux choix du sujet nivernais qui, de cette vignette de dimension réduite, fait une grande et belle page dont l'auteur, légitimement, peut être fier.

Aux pages des poètes du catalogue de cette manifestation régionale, son poème "Paysages nivernais" s'illustre d'un petit bois gravé desa compo­sition évoquant harmonieusement les vallonnements de chez nous, "

Arrêtons-nous un instant pour déplorer qu'il ne reste rien de son œuvre gravé. Peut-être après l'édition de son œuvre peint. verrons-nous resurgir des travaux, souhaitons-le. Par contre, si nous ignorons de quel poème il s'agissait. nous pouvons néanmoins imaginer que ce fut l'un des "Poèmes nivernais" que l'artiste avait dédiés à Henri Chomet, comme par exemple "La Loire", qui traverse la ville de Nevers:

Depuis l'horizon roux que traverse la brume jusqu'à l'horizon pâle où montent les bols noirs, lame de glaive blancoù des lueurs s'allument. le grand fleuve s'endort, muet comme un miroir.

Les nuages rosés qui peuplent le ciel bleu

laissent courir dans l'eau calme leurs vives ombres, papillons indécis qu'on croit mystérieux

qui viennent se cogner aux vitres des pénombres.

L'île comme un sourire aux douces transparences s'allonge, inquiétante et triste, aux bords de l'eau et semble prolonger sa couronne qui danse

tout au fond du courant pailleté de joyaux.

La rive, où s'est bercé le sommeil des vieuxchênes. s'allonge infiniment triste et mélodieuse,

laissant d'un geste las traîner comme une reine

sa robe de dentelle écumante et soyeuse.

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